Un matin sur la place : quand Saint-Tropez s’éveille en Provence
Saint-Tropez, ce village mythique voué aux dieux du cinéma et aux yachts plus blancs que neige, a pourtant un cœur humble et authentique qui bat chaque semaine sur une place au nom chantant : la Place des Lices. Là, au rythme des pas qui crissent sur le sable sous les platanes, on découvre un tout autre visage de cette cité devenue légende — un visage terrien, solaire, et ô combien attachant.
C’est aux premières heures du jour que l’on en savoure le mieux le charme. Tandis que les gourmands partent en quête d’un croissant croustillant ou d’un café bien serré, les marchands déploient avec soin nappes fleuries, bouquets d’herbes fraîches, et olives en grappes charnues. Et dans ce ballet matinal, un parfum flottant de lavande et de fromage de chèvre vous happe au détour d’une allée de stands. Le marché provençal bat déjà son plein.
Entre les paniers du terroir et les accents d’antan
Si vous aimez les marchés où l’on trouve aussi bien une tapenade maison que des sandales en cuir cousues à la main, alors la Place des Lices un mardi ou un samedi matin est votre terrain de jeu. Ici, les produits du Sud chantent leur vérité à chaque étal :
- Des tomates gorgées de soleil prêtes à éclater de saveur.
- Des saucissons au fenouil dont le fumet pourrait convertir un végétarien désinvolte.
- Des huiles d’olive artisanales, couleur or liquide, à l’arôme de foin coupé et de citron confit.
- Des savons de Marseille pastel qui embaument la mer et l’amande douce.
Ici, la parole se prend à cœur ouvert. « Mon miel de lavande, c’est pas du supermarché, hein ! » me lance fièrement un apiculteur en déboutonnant le couvercle de son pot comme on soulève le voile d’un secret bien gardé. Vous ne ferez pas que flâner ici : vous serez initié aux saveurs, aux savoir-faire et à l’art du bon vivre version tropézienne.
Et si vous êtes du genre à marchander, préparez votre plus beau sourire : dans cette agora ensoleillée, on négocie plus par plaisir du verbe que par souci d’économie.
Pétanque et pastis : le théâtre d’une Provence éternelle
L’après-midi, lorsque les marchands remballent saucissons secs et confitures maison et que les allées retrouvent leur nudité sablonneuse, la Place des Lices commence lentement à se transformer en arène. Une arène sans taureaux, mais avec des sphères d’acier et des expressions colorées.
Les joueurs, en short ou chemise déboutonnée, débarquent, deux à deux ou en bande, les boules soigneusement logées dans une sacoche de cuir élimée. On n’est pas au Mondial de pétanque ici, mais qu’on ne s’en méprenne : la précision est digne d’un chirurgien, l’honneur en jeu dépasse toute mise.
« Tu tires ou tu pointes ? » Une question aussi existentielle qu’un dilemme shakespearien. Assis sur un banc, je m’accorde un pastis pour m’imprégner pleinement de la scène, et ce que j’observe tient autant de la chorégraphie que du sketch. Entre deux jets de boule, on refait le monde, on critique le maire, on commente les résultats de l’Olympique de Marseille…
C’est un théâtre vivant, où les platanes jettent leur ombre comme des spectateurs silencieux et bienveillants, et où la poussière soulevée par les pas donne presque une patine sépia au tableau.
Entre bistrots discrets et légendes en terrasse
Si vos pas vous emmènent vers les terrasses bordant la place, vous croiserez des bistrots qui n’ont rien à envier aux grandes tables du port. Le Café des Arts, repère d’habitués, fleure bon l’anis et les conversations impudiques. On y croise aussi bien des anciens du coin que des figures du cinéma venues incognito, une paire de lunettes de soleil vaguement dissimulant une renommée internationale. Oui, il paraît que quelques stars hollywoodiennes y ont sifflé leur Perrier citron incognito, entre deux parties de pétanque improvisées.
Mais n’allez pas croire que c’est sûrement du folklore pour touristes. Ici, tout est vrai — ou plutôt, tout est sincère. C’est peut-être cela, le secret de Saint-Tropez : sous la couche de strass et de plage privée, il y a une chair de village, chaude et rieuse, qui vous tend les bras en toute simplicité.
Quand tradition rime avec émotion
Je me souviens de cette fin d’après-midi où, accoudé à une table de bistrot, un vieux monsieur m’a raconté l’histoire de la place pendant l’Occupation. Comment les enfants jouaient aux billes entre les troncs, comment les femmes faisaient la queue au boulanger, comment les Allemands venaient parfois regarder les parties de boules d’un air dubitatif. « On n’arrêtait jamais de jouer, guerre ou pas. Ça, c’est la Provence, mon garçon. »
C’était dit sans emphase, comme un fait naturel, mais mes tripes, elles, s’en souviennent encore. Car au fond, c’est cela la Place des Lices : un condensé d’humanité sous les platanes, un lieu qui traverse les époques sans perdre son âme.
Le marché : mode d’emploi pour l’âme vagabonde
Pour ceux que ce tableau a convaincus — et comment ne pas l’être ? — quelques conseils pratiques pour faire de votre visite un moment inoubliable :
- Venez tôt : le marché commence autour de 8h et se termine vers 13h. Les meilleures affaires et les produits les plus frais partent vite!
- Laissez la voiture à distance : en haute saison, se garer dans le centre relève du sport extrême. Privilégiez les parkings relais ou une flânerie matinale depuis les hauteurs du village.
- Prenez du liquide : certains vendeurs acceptent les cartes, mais la tradition, elle, aime les billets froissés.
- Osez goûter, discuter, flairer, toucher : un marché, ça se vit avec tous les sens en alerte.
Un coin à soi, entre sable et cigales
En fin d’après-midi, quand la place se vide et que le chant des cigales couvre doucement les voix humaines, un calme d’une rare douceur s’installe. Vous pouvez alors vous asseoir à l’ombre d’un arbre, un chapeau sur les yeux et l’esprit encore imprégné des couleurs du marché. Un moment suspendu, comme si le temps, ici, avait décidé de prendre son propre tempo.
Flâner sur la Place des Lices, c’est cela : redonner au mot “provençal” toute sa noblesse, loin des clichés, dans les interstices du réel. Ce lieu est un poème de pierre et de poussière, un roman ouvert que chacun peut écrire à sa manière. Il suffit d’y poser les pieds, de lever un verre – même d’eau pétillante – et de laisser le Sud vous imprégner doucement.
Et peut-être qu’un jour, assis vous aussi à l’ombre d’un platane, vous murmurerez à un inconnu : « Tu tires, ou tu pointes ? »